J'ai déjà évoqué très longuement les gravures rupestres préhistoriques de la forêt de Fontainebleau et des Trois Pignons qui comptent parmi les plus nombreuses d'Europe mais aussi parmi les plus énigmatiques. Aux très classiques sillons et autres quadrillages, il faut ajouter depuis une dizaine d'années, un nouveau corpus de gravures encore plus ésotériques, celles très figuratives du style HMM. Un ensemble de plus d'une centaine de panneaux mystérieux, souvent très difficiles à observer, et qui n'a rien à envier aux pétroglyphes Anasazis ou Aborigènes. En effet, un important ensemble de gravures d'un style très particulier a été identifié fin 2014 par des prospections conduites principalement par Pierre Bouillot, Philippe Boyer, Patrick Kluska et Richard Lebon en forêt domaniale de Fontainebleau à l'occasion d'une révision de l'inventaire des sites rupestres réalisé par le GERSAR (Groupe d'études, de recherches et de sauvegarde de l'art rupestre). Comme les autres gravures rupestres de Fontainebleau, elles ont été réalisées pour la plupart à l'intérieur de petites cavités rocheuses mais s'en distinguent par un style unique. De nouvelles prospections effectuées en 2018 ont amené à la découverte de 27 autres compositions gravées.
Gravures rupestres de Fontainebleau de type Haut Mont Malmontagne |
Le style HMM se caractérise par des gravures très fines et peu profondes dont les éléments forment des compositions parfois très denses et soigneusement réalisées. Plus encore que les traditionnelles gravures rupestres de Fontainebleau, il convient d'insister sur le caractère non ostentatoire de ces gravures HMM, principalement réalisées dans des cavités exiguës. Elles sont donc souvent très peu visibles depuis l'extérieur. On y retrouve de nombreux signes géométriques, des représentations stylistiques humaines et animales et de nombreuses créatures fantastiques. Parmi les éléments les plus remarquables, on observe des svastikas, des croix présentant des pointes entre les branches, des triangles marqués d'une cupule au centre, des peignes opposés séparés par des cupules, des figures en forme de roue ou évoquant le soleil, des travois (système simple de transport avec des perches ancêtres des charrues) avec attelage, des représentations de cervidés, d'oiseaux, de serpents, de personnages à tête représentés par une cupule, des créatures féminines à tête en demi-lune et corps quadrillé et de créatures masculines à tête triangulaire dont certaines tenant un sistre… Plusieurs personnages sont munis d'un objet en forme de bâton sur lequel sont fixés des éléments qui font penser à un sceptre. Enfin, on notera aussi qu'aucun attribut guerrier indiscutable, tel qu'épée, poignard, lance ou bouclier, n'apparaît dans ce groupe.
L'importance de la découverte a donc conduit à la création d'une équipe de recherche spécifique, constituée de membres du GERSAR, de la SARP (Société archéologique de la région de Puiseaux) et d' une partie du personnel du musée de Préhistoire d'Île-de-France à Nemours pour l'étude de ce groupe de gravures dont le style unique est baptisé « Haut Mont-Malmontagne » (HMM), en raison de la localisation des premières découvertes sur ces secteurs de la forêt.
L’unité du style de chaque panneau suggère que sa réalisation s’est faite en une seule fois et qu’elle est l’œuvre d’un seul graveur. A la différence des autres auvents gravés de la forêt, souvent réutilisés à travers les âges, les signes HMM sont généralement bien individualisés et ne se recouvrent pas, ce qui facilite grandement la lecture des unités graphiques. On peut même observer une certaine logique d'ensemble et de constitution de réseaux dans lesquels les éléments seraient interconnectés.
Cet ensemble de plus d'une centaine de panneaux montre donc une profonde originalité et on peut dire qu’il est sans équivalent connu à ce jour en Europe. Une datation des gravures à la fin de l’âge du bronze a été proposée en s’appuyant sur des similitudes avec des éléments datés mais c'est encore en discussion et leur présence dans certains secteurs ruinés par les carriers peut laisser courre à d'autres hypothèses. En tous cas, la présence de créatures serpentiformes, de signes à caractère solaire, astral, et féminin ne pourront qu’inspirer les mythologues pour d'autres interprétations dont les plus farfelues.
L’âge du bronze (-3 300 à - 1 200 av JC) est la période de la Protohistoire caractérisée par l'existence de la métallurgie du bronze, et succédant au Néolithique final. C'est donc potentiellement un des chaînons manquants entre les célèbres gravures Préhistoriques de la forêt de Fontainebleau et les vestiges Gallo-romains. En effet, un certain nombre de signes observables parmi les gravures HMM se retrouvent aussi sur des céramiques de la fin du Bronze final mises au jour dans des contrées plus méridionales, notamment dans les régions Drômoise, Centrale et Centre- Ouest de la France. Une représentation d'un sistre, un instrument de musique comportant des objets (coquilles, rondelles) qui s'entrechoquent quand on le secoue, dans une forme présentant une forte ressemblance avec le sistre en bronze mis au jour à Hochborn en Rhénanie-Palatinat, peut contribuer à renforcer cette proposition de datation. Toutefois, elles reste très sujette à caution !
Comment imaginer que les mêmes programmes iconographiques aient été suivis par des gens décorant des céramiques et d’autres œuvrant dans des anfractuosités rocheuses, qui plus est dans des zones géographiquement éloignées de plusieurs centaines de kilomètres ? Comme le rappelait Laurent Vallois du Gersar dans un article qu'il a publié sur le sujet, "cette hypothèse, qui est fondée essentiellement sur des analogies de répertoire entre les panneaux HMM et les céramiques décorées de la période envisagée, est exactement cela – une hypothèse – et elle n’a jamais été présentée autrement par moi et/ou mes collaborateurs. À l’heure actuelle, il est tout à fait prématuré de vouloir se prononcer pour ou contre sa validité, pour différentes raisons. Rappelons, notamment, que le phénomène HMM était inconnu au début de l’année 2014, or des abris gravés HMM contenant une iconographie remarquable ont encore été découverts très récemment (en avril 2018) : il est encore trop tôt pour considérer que l’on dispose d’un corpus stabilisé. Par ailleurs, des opérations de sondages ont été menées en 2016 27 et 2017, opérations qui demandent à être poursuivies. La réflexion sur l’attribution chronoculturelle des gravures HMM dépendra des résultats de ces sondages et de la prise en compte de corpus complets, tant céramique que rupestre".
Relevé d'un beau panneau gravé de style HMM à Fontainebleau | Relevé d'un beau panneau gravé de style HMM à Fontainebleau |
D'après les premières recherches et interprétations, on peut constater "qu'aux figurations humaines at animales s'ajoutent fréquemment des représentations de créatures évoquant à la fois l'humain et l'animal mais qui n'apparaissent jamais sur les céramiques du Bronze final. Les hommes de l'âge du Bronze final ont pu se mettre en scène sur les deux types de support (roche et céramique) sous l'aspect de personnages à tête formés par une cupule. En revanche, les créatures fantastiques, qui apparaissent souvent en position dominante, pourraient correspondre à des divinités dont la représentation n'avait pas sa place sur les poteries. Les gravures de style HMM peuvent être exécutées comme des représentations symboliques de constructions mythologiques améliorées ou révisées par la population dans son ensemble ou quelques-uns de ses représentants. Ces symboles vraisemblablement liés à des mythes cosmogoniques pourraient, dans le cas de certaines compositions au moins, se reporter à ces récits dont la transmission orale aurait été accompagnée d'un rapport sur la pierre de signes évocateurs apparaissant sous la forme d'une représentation codifiée".
L'interprétation de ces messages vieux de plus de 3 000 ans suscite aujourd'hui plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Comment décoder sans erreurs ces éléments souvent récurrents et interdépendants ? Par exemple, le fait que toutes les représentations de cervidés sont tournées à gauche, comme pour les quadrupèdes schématiques (indéterminables) est probablement significatif. Plusieurs cervidés ont une longue queue ramifiée, ce qui suggère une volonté de ne pas représenter des animaux réels mais probablement des créatures mythologiques. On peut aussi remarquer que ces animaux ont un dos courbé ou sinueux. Enfin, d'autres cervidés sont figurés en position ascensionnelle ce qui semble là encore évoquer un culte. On note par ailleurs de nombreuses association entre des bois de cervidés et des serpentiformes. Dans cette gravure, nous voyons le cervidé se tenir face à un signe serpentiforme vertical par exemple.
Ne peut-on voir ici les prémices du culte à Cernunnos, le dieu gaulois du renouveau et des cycles naturels ? Très largement représenté dans le monde celte, son adoration était très probablement antérieure aux Gaulois et nos gravures en seraient donc peut-être un témoignage.
D'ailleurs, l'observation des nombreux personnages, laisse souvent le sentiment d’être face à tout autre chose qu’à la mise en scène d’humains ordinaires. Les êtres qui sont représentés sur ces panneaux sont des créatures qui ne sont ne sont que partiellement anthropomorphes. De fait, si des représentants de l’humanité « normale » sont bien présents sur ces panneaux, c’est toujours sous la forme de figurations humaines très simples, de très petite taille renforçant l’infériorité de leur statut par rapport aux créatures surnaturelles qui peuplent les mêmes panneaux.
Relevé comparatif des anthropomorphes de style HMM à Fontainebleau Source GERSAR |
A ces éléments caractéristiques du style HMM s'ajoute une profusion de symboles géométriques dont l'utilisation ne doit sans doute rien au hasard. Parmi ceux-ci, l'étude attentive des triangles est une piste intéressante car il en existe plusieurs sortes. En effet, outre les triangles classiques, on note la présence de triangles ponctués et de triangles assimilés à un pubis.
Par exemple sur la gravure que je vous présente en photographie aujourd'hui, l’unique triangle ponctué semble faire partie d’un signe plus complexe de type « lancéolé », avec une double hampe et des recoupements perpendiculaires à cette hampe double. Nombre de ces triangles ponctués servent à figurer une partie anatomique bien précise de créatures à la morphologie pour le moins déconcertante. Il s’agit d’êtres à corps filiforme sinueux ou dont le tronc est une grille, qui ont en commun d’être privés de jambes mais terminés par une queue qui elle-même se termine par un triangle ponctué.
Anthropomorphes HMM et utilisation des triangles ponctués et pubiens Source : GERSAR |
Quant aux triangles pubiens, il est déjà présent dans l’art rupestre de Fontainebleau depuis probablement le paléolithique malgré l’absence d’un véritable contexte gravé autour de ces figures, et en particulier de représentations animalières caractéristiques de l’art pariétal (voir mes images de la Bl'Origine dont le pubis est entouré de deux chevaux en vente ici). Les triangles pubiens du corpus HMM sont souvent intégrées à des représentations de personnages féminins avec un corps en grille ou se trouvent dans l’environnement immédiat de l’un des personnages. Il est bien évident que l’usage qui est fait des triangles pubiens dans ces compositions HMM est très différent de ce que nous avons sur les panneaux classiques.
Voilà pour cette présentation un peu rapide des gravures de Fontainebleau du style HMM. Si leur datation s'avère exacte, ces pétroglyphes constituent un patrimoine d'une très grande valeur archéologique à préserver à tout prix. Ces étranges gravures rupestres de la forêt de Fontainebleau témoigneraient-elles de rites préceltiques ou druidiques ? Merci au GERSAR et notamment à Alain, Oleg, Laurent ainsi qu'à Cécile pour les éléments qu'ils m'ont transmis pour la rédaction de cet article !
Comme toujours, je me refuse à livrer la moindre localisation de ces gravures ici ou sur les réseaux sociaux. En cas de découverte de telles gravures, merci d'en informer le GERSAR et de taire leur localisation.
Vous pouvez retrouver toutes mes images et articles sur le sujet en suivant le tag : Gravures rupestres
Bibliographie :
BÉNARD ALAIN (2017) – Les abris ornés des VH (Forêt domaniale de Fontainebleau). Art rupestre (bulletin du GERSAR no 71), pp. 3-10.
LEBON RICHARD, SIMONIN DANIEL & VALOIS LAURENT (2017) - Un important corpus de gravures rupestres de style inhabituel récemment découvert dans le massif de Fontainebleau. Bulletin de l’APRAB n o 15, pp. 61-71.
LEBON RICHARD, SIMONIN DANIEL & VALOIS LAURENT (2018) – Des dépôts de pierres gravées relevant du style Haut Mont-Malmontagne dans le massif de Fontainebleau. Bulletin de l’APRAB n o 16, pp. 64-76.
VALOIS LAURENT (2015) – La question des triangles pubiens dans l’art rupestre de Fontainebleau (1e partie). Art rupestre (bulletin du GERSAR) no 67, pp. 15-38.
VALOIS LAURENT (2016) - La question des triangles pubiens dans l’art rupestre de Fontainebleau (2e partie). Art rupestre (bulletin du GERSAR) no 68, pp. 11-39.
Et les articles de VALOIS LAURENT publiés sur le sujet dans les bulletins du GERSAR n o 70, pp. 13-28 ; no 70, pp. 29-34 et no 72 de juin 2018
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